FAUX PAS

 

 

I

 

Il s’éveilla en sursaut. Encore un cauchemar ! Toujours le même ! Son cœur battait à tout rompre et les draps étaient trempés. En bon militaire expérimenté qui sait se maîtriser, il reprit vite ses esprits, se calma, et fixa les chiffres lumineux de la pendule posée sur la tablette à côté du lit. Elle marquait 2h 09. Plus que quelques heures avant le lever du jour… La faible lumière de la veilleuse rouge se reflétant sur les murs immaculés baignait la cellule aseptisée d’une ambiance inquiétante, d’une couleur sanguinolente. Il se leva à demi, se saisit du verre disposé à côté de l’horloge et but une gorgée d’eau. Il s’allongea, ferma les yeux et s’efforça de chasser de son esprit les idées obsédantes. Ne plus y penser ! Vider son cerveau ! Tirer les rideaux ! Dormir d’une traite jusqu’au matin ; et demeurer en paix jusqu’à la prochaine nuit ; à condition de vivre jusque-là…

 

Il ne trouva le sommeil qu’aux premières lueurs de l’aube, qu’on ne pouvait voir dans cette pièce aux fenêtres aveuglées par des stores de plastique blanc.

« Debout Neil, c’est l’heure ! » lui dit l’homme avant de sortir de la cellule pour l’attendre dehors. Il se débarbouilla, défit son pyjama et endossa une combinaison de coton blanc qui collait à sa peau. Puis il suivit l’homme à travers d’interminables couloirs éclairés de rampes au néon. A l’issue des longs préparatifs, il rejoignit le camion où se tenaient déjà les deux hommes qui allaient bientôt partager son sort.

 

En gravissant les degrés il eut un court instant d’hésitation, que nul ne remarqua. Quand il fut sanglé sur le siège capitonné, il concentra ses pensées sur sa famille et parvint à se relaxer.

 

Exactement à la seconde prévue fut donné l’ordre de mise à feu. Les parois de la cabine se mirent à trembler et un bruit assourdissant envahit l’habitacle.

 

La gravité artificielle provoquée par la poussée des puissants réacteurs qui l’écrasait sur son siège eut pour effet de le rasséréner. Enfin il était dans l’action ! Quand la voix de Houston annonça : « séparation du premier étage réussie », il fit un signe de la main à ses deux compagnons. La foule massée à bonne distance du pas de tir contemplait avec espérance et fierté le panache de fumée qui dessinait un immense arc de cercle dans le ciel de Floride. On était le 16 juillet 1969. Le commandant d’aviation Neil Armstrong, chef de la mission Apollo 11, allait devenir le premier humain à mettre le pied sur la lune.

 

 

 

 

 

 

 

II

 

Certains esprits naïfs croient que la célèbre phrase « C’est un petit pas pour l’homme, mais un bond de géant pour l’Humanité » a été prononcée dans l’inspiration du moment. C’est évidemment faux ! Ces mots ont été imaginés bien avant. Avant même qu’Armstrong ne fût sélectionné pour faire partie de l’équipage. Il eut le temps de les mûrir pendant ses longs mois d’entraînement ; et d’en choisir la formulation exacte. Quelques semaines avant la mission il soumit son idée, lors d’un débriefing, aux responsables de la NASA qui la trouvèrent excellente. Cette phrase fut préférée à : « je pose le pied sur la lune au nom de l’Humanité tout entière », jugé trop pompeux ; ou à : « vivent les Etats-Unis d’Amérique », trop exclusif. Déjà qu’on avait prévu de planter sur le site d’alunissage la bannière étoilée plutôt que le drapeau de l’ONU… Il faut se souvenir que la guerre froide qui battait alors son plein imprégnait les esprits. On désirait une phrase consensuelle, teintée, mais pas trop, de pacifisme, et glorifiante pour le héros. Celle-là convenait à merveille !

 

Pendant les trois jours du voyage terre-lune, Neil Armstrong se remémora inlassablement cette phrase qu’il brûlait d’impatience de pouvoir lancer sur les ondes au monde entier. Ce travail ne lui permit pas de se défaire de l’entêtante obsession qui le hantait depuis des semaines ; bien au contraire !

 

 

 

 

 

III

 

Le module lunaire, embarquant le commandant Armstrong et Buzz Aldrin, quitta le vaisseau principal et commença à descendre vers la lune, laissant Collins poursuivre seul son voyage autour du satellite. Après un alunissage sans problème, et une longue attente qui lui sembla bizarrement courte, tant il y avait de vérifications à effectuer, Armstrong défit les attaches du hublot, sortit sous le ciel noir et mit le pied sur l’échelle qui le séparait du sol grisâtre. En voyant le globe de la terre, magnifique boule d’un bleu azur qui dominait cet étrange paysage fantomatique, il pensa à tous les humains qui, là-haut suivaient son exploit et eut grand peine à retenir une larme d’émotion.

 

En atteignant le dernier barreau, son pied glissa. Il perdit l’équilibre et se sentit partir en arrière. Ses mains, engoncées dans des gants épais, lâchèrent prise. Il n’était plus soumis qu’à la faible gravité de l’astre qui l’entraînait dans une chute interminable. Et ne put retenir le juron qui demandait avec tant de force à sortir de sa bouche. Il hurla longuement dans son micro : « SHIIIIIIT !!! »

 

Le mot arriva instantanément aux oreilles d’Aldrin. Puis, un peu moins d’une seconde et demie plus tard, les ondes radio qui le transportaient atteignirent la terre.

 

A Houston, les scientifiques et techniciens qui suivaient la mission sur leurs instruments de contrôle, ainsi que les nombreux journalistes présents, échangèrent des regards consternés. Les 500 millions de Terriens qui avaient choisi de vivre cet instant en direct, l’œil collé à la télévision ou l’oreille vissée à leur transistor, même les rares dont le faible niveau en anglais ne permettait pas de comprendre la signification de cette simple syllabe, furent terriblement choqués.

 

Le seul être humain qui ne put profiter de l’accès en direct à cette parole historique fut Michael Collins, qui orbitait alors sur la face cachée, et qu’aucune communication par radio ne pouvait atteindre. Mais il ne perdait rien pour attendre…

 

Armstrong tomba sur les fesses, dans un contact assez cocasse avec le premier objet céleste atteint par l’Homme, et se retrouva allongé sur le dos, les yeux fixant le ciel où brillait le superbe disque bleu de sa planète d’origine. L’épaisseur de sa combinaison associée à la faiblesse de la pesanteur rendirent indolore le choc. La douleur, bien que purement morale, n’en fut pas moins vive. Accablé de honte il ne put que bredouiller à l’adresse de tous les Terriens : « I beg your pardon ! »

 

Puis il se passa quelque chose d’extraordinaire ; la surface lunaire se mit à trembler. Sous son corps allongé, Armstrong sentait le sol vibrer ; de plus en plus fort.

 

« C’est quoi encore ça ? Pensa-t-il. Un séisme ? Mais il n’y a pas d’activité sismique sur la lune ! La chute d’une météorite ? Des extra-terrestres ? Ou autre chose ? Mais quoi ??? »

 

Il ouvrit les yeux et vit apparaître le visage d’Aldrin. Buzz, suspendu dans le vide, flottait devant lui et secouait ses épaules.

 

« Réveille-toi Neil ! A toi de jouer ; il reste cinq heures avant l’alunissage. »

 

Encore ce cauchemar. Toujours le même ! Le commandant se frotta les yeux, sortit de son sac de couchage collé à la paroi, et se dirigea dans une nage gracieuse vers le poste de commandes sans rien laisser paraître de l’émotion qui l’étreignait. La séparation du LEM et du module de commande s’effectua sans encombre et la cabine entama sa descente vers l’astre de la nuit.

 

Malgré une approche manuelle, une erreur de quelques kilomètres, et une consommation de carburant juste au‑dessous du point de non-retour, tout se passa de façon satisfaisante. Le LEM alunit en douceur. Durant les 6 heures précédant l’ouverture du hublot, Neil Armstrong répéta mentalement des dizaines de fois la sentence solennelle qui devait marquer, pour l’Humanité entière, cet instant mémorable :

 

« C’est un petit pas pour l’Homme, mais un bond de géant pour l’Humanité ! »

 

En posant le pied sur la lune, après avoir prononcé la phrase historique, il se sentit envahi d’un immense soulagement. Le plus fabuleux voyage jamais entrepris par l’espèce humaine se concluait de façon magistrale.

 

Et jamais plus il ne refit ce rêve stupide.